09/03/2016

Ronde de nuit : Duo


Edward Hopper - Rooms for Tourists, 1945
Huile sur toile
Yale University Art Gallery, New Haven
Source



29 Août 1945 - la guerre est finie depuis deux semaines. Dans la maison de South Truro, Hopper se remet à peindre; il fait l'obscurité dans son atelier, fermant tout sauf la moitié haute de la grande fenêtre (1). Jo Hopper note méticuleusement les états successifs du tableau - elle connaît bien le sujet, une maison de Provincetown qui propose des chambres pour vacanciers. Elle voit les fenêtres s'éclairer progressivement. Elle aimerait voir s'allumer la petite lampe, à droite de la porte - dans la réalité elle est si jolie, elle brille comme un petit bijou... D'ailleurs, pourquoi ne peindrait-elle pas elle-même une scène de nuit comme celle-ci ? 

Mais pour ça il faudrait qu'elle utilise la voiture. Edward ne veut pas la laisser conduire, c'est un sujet de disputes entre eux - parmi d'autres.

Edward continue de traiter les intérieurs - c'est si joli, ces intérieurs illuminés en contraste avec le faible éclairage sur la façade. Jo est fascinée - "c'est si intéressant d'avoir quelque chose en train de grandir - on pourrait même dire : au-dedans de soi-même. La gestation, ça revient à ça, ce qui se passe dans l'atelier - ici comme à New York. Et ça fait tellement partie de moi, aussi" (2).

Jo n'y tient plus, elle demande à Edward - poliment, il faut être prudente avec Edward - quand il va éclairer la petite lampe verte à côté de la porte. Edward répond que non, qu'il ne va pas faire un foutu tableau à la John Sloan, et que s'il allume la lampe verte (petit bijou...) il va devoir rééquilibrer la couleur de la façade, lui donner du relief, et il la veut précisément comme ça, sans relief, voilà.

Difficile d'argumenter avec Edward. Il se mure dans le silence. Ou il quitte la pièce. Et puis cette année-là, Edward ne va pas bien, la nuit il fait des cauchemars et Jo s'inquiète. Cette année-là, c'est le début du déferlement de l'art abstrait - même au Whitney, on voit de plus en plus d'abstrait. Edward ne va pas bien, et Jo garde ses plaintes pour elle. 

Mais quand même, elle lui a sacrifié sa carrière, sans compter que le Whitney ignore souverainement les femmes artistes. Elle attendra l'année suivante pour lui dire son fait. L'année suivante, elle fera la grève de la faim.








(1) Gail Levin, Edward Hopper : an intimate biography, 1998,  pp. 379-381 (citant le journal de Jo Hopper).

(2) "It's so interesting to have something growing — one might almost say right inside one. Gestation is what it amounts to, what goes on in the studio — here or in N.Y. It's so a part of me too" (ibid. p. 380).

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