30/07/2010

A une passante : Gipsy splendour



Dame Laura Knight - Fine feathers (Gipsy splendour), 1939, Nottingham Castle Museum
Source

Laura Knight fut d'abord connue pour ses scènes de ballet et de cirque mais aujourd'hui on retient surtout les grandes toiles ensoleillées peintes en Cornouailles dans les années 1910, et historiquement son travail comme War artist.

Elle a été la quatrième femme à entrer en tant qu'associate à la Royal Academy en 1927 (les deux premières furent Angelica Kauffman et Mary Moser au XVIIIème siècle, la troisième Annie Swynnerton en 1922). Elle devint full member en 1936 mais dut attendre 1967 pour être autorisée à participer au banquet annuel des membres,  jusque là strictement masculin. Les femmes, toujours impatientes. 

A la fin des années 30 Knight peint des scènes de champs de course à Ascot et Epsom. Là, ce qui la frappe le plus ce sont les gitanes qui y viennent se faire un peu d'argent en lisant les lignes de la main. Elle les suit à leur camp d'Iver, dans le Buckingamshire où elle fait une série de portraits de femmes et d'enfants, dont cette aïeule en chapeau à plumes.

Ce billet n'est pas seulement un hommage à Dame Laura, mais aussi aux Gitans, aux Roms, aux Manouches, aux Yéniches, aux Sintis, aux Tziganes, bref aux gens du voyage, vous savez, ces union-européens qu'on va renvoyer en Union Européenne. Quant à ceux qui sont, de plus, français, on les renverra probablement en France.

Quelques rappels utiles dans le climat actuel, chez Cassandre d'abord, et puis, avec un peu de recul historique, sur ce que peuvent être - ce qu'ont été déjà - les conséquences de l'épuration ethnique, qui peut être - qui a déjà été dans certains cas - la continuation des rafles qui peuvent être - qui ont été déjà - les suites de la connerie dans laquelle nous baignons de plus en plus.



Porajmos / Holocauste
Mis en ligne par PeterRobsahm


La signification de deux mots : PorajmosSamudaripen.

29/07/2010

Le greffe : mon lapin

Honoré Daumier - Le maraudeur.  Mr. Minet entrepreneur général des gibelottes de Paris (Diners à 32 sous) 
“…moumout…mou…mout…viens mon lapin!…”  
Via Obi Scrapbook Blog



28/07/2010

Nuit américaine

Charles Burchfield - Rainy night, 1930
Via Gatochy







Everett Shinn - Saturday Night, 1905
Via the Athenaeum





Lee Morse - Something in the night
Mis en ligne par edmundusrex



7th and K streets, by moonlight, Sacramento, Cal. unmailed postcard
Via vintageillustration





Waldeck - Midsummer night blues
Mis en ligne par hlod98slovakia

26/07/2010

L'art de la fenêtre (et du balai) : au Dianabad

Nikolaus Moreau - Blick aus einem Fenster des Dianabades in Wien / Coup d'oeil d'une fenêtre du Dianabad de Vienne, 1830
Source : Wikimedia commons


C'est le premier Dianabad (bain public dit "de Diane") de Vienne, situé à Leopoldstadt et terminé en 1810 par l'architecte Jean-Charles de Moreau, le père du peintre. Dix ans après ce tableau, le second Dianabad était bien plus impressionnant.

Contrairement à la fenêtre du grand romantisme à la Friedrich, la fenêtre Biedermeier ne donne plus sur l'illimité, mais sur la mesure : une campagne harmonieuse, une ville proprette - chez ces peintres, même les grands ciels sont un peu étriqués. On moque souvent ce style - petit-bourgeois, recroquevillé sur ses intérieurs familiaux, ses idylles étroitement limitées (1). On oublie qu'il y a aussi de l'utopie dans le Biedermeier : une stase de trente-trois ans, un passé provincial déjà condamné, prolongé sous le talon de fer des décrets de Carlsbad, entre deux révolutions venues de France, entre le déferlement napoléonien et l'industrialisation à marche forcée. Comme le balayeur du Dianabad fait une pause au soleil, mais en restant à l'ombre... "Les jours de vacances d'un pédagogue, les journées blanches d'un artisan, le baptême du premier enfant, et même ce premier jour où la fiancée d'un prince, lasse des fêtes de la cour, roule enfin, seule avec son prince (leur suite se tient à une certaine distance) vers un ermitage plein de fleurs, tout cela peut devenir la matière d'une idylle; tous peuvent chanter : "et nous aussi nous avons été en Arcadie" (2).

Le bonheur Biedermeier est ce moment délicieux et factice que Jean Paul compare à "la balançoire, qui nous berce de haut en bas suivant de petites courbes, qui nous fait voler et tomber sans effort, qui nous fait échanger, sans secousse, l'air qui est devant nous contre l'air qui est derrière nous. Il en est de même de cette joie que nous fait éprouver un poème pastoral; elle est sans égoïsme, sans désir et sans secousse..." (3). Et elle n'a qu'un temps. Le balayeur du Dianabad prit une pause de dix-huit ans, puis en 1848 les allemands quittèrent l'idylle pour entrer résolument dans le sublime et cela pour un siècle, avec les conséquences qu'on sait.

Pour en savoir plus sur l'histoire du Dianabad, ici (en allemand).

(1) L'idylle est "une présentation épique du plus grand bonheur possible dans un état borné" selon Jean Paul, Cours préparatoire d'esthétique, 1804, §73 p.135. Trad. Alexandre Büchner et Léon Dumont, Auguste Durand éd., 1862.

(2) Jean Paul, ibid. p. 137.

(3) Jean Paul, ibid. p. 138.

Et, pendant ce temps-là...
Walt Kuhn, sur All things amazing

25/07/2010

Ciel... Kuindzhi

Arkhip Ivanovich Kuindzhi - Coucher de soleil rouge sur le Dniepr, 1905-8
Source : MetMuseum  Via Wikimedia Commons, LCC


Et pendant ce temps là...
...l'homme qui a photographié la destruction : Gérard Glanard chez (Bob) le copain de Doisneau...
...et, au Rockefeller Center, le petit déjeuner de lapin...
...La princesse n'était qu'un hors-d'oeuvre, pollice verso pour Bailly et Gaffiotles derniers jours de Pompéi (et ses alentours)

23/07/2010

I do




Andrea Gibson - I do
Mis en ligne par fauxpasprod

ba bi di ba ba bi di ba ba ba bi ba bi di ba
I do I do I do
ba bi di ba ba bi di ba ba ba bi ba bi di b
ba dang a dang dang a dingy dong ding
I do...........

But the fuckers say we can't.

'Cause you're a girl
and l'm a girl... or at least something close
so the most we can hope for
is an uncivil union in Vermont
and I want church bells,
I want rosary beads
want Jesus on his knees.
I wanna walk down the aisle
feeling the patriarchy smile.
That's not true.

But I do
wanna spend my life with you...


Andrea Gibson - I do - Pole dancing to gospel hymns, Write bloody publishing, 2008

Le texte complet du poème : ici.

Le site d'Andrea Gibson, où l'on peut trouver ses quatres CD et la deuxième édition de Pole dancing to gospel hymns.





21/07/2010

Les mémoires collectives meurent aussi


Harvey Pekar, 8 octobre 1939 - 12 juillet 2010


Un hasard objectif a donc fait qu'en un même jour disparaissent la plus vieille des rock-stars et Monsieur-tout-le-monde, scénariste. Qui avaient d'ailleurs quelques intersections, comme cet album :


Tuli Kupferberg, Harvey Pekar et alii - The Beats, a graphic history, 2010



Harvey Pekar écrivait des histoires de vie illustrées par tant d'autres, à commencer par Robert Crumb. Et il n'était pas seulement l'auteur d'American splendor.





L'occasion de rappeler ce livre, une de ses collaborations avec Paul Buhle (1), autre infatigable polygraphe...



Harvey Pekar, Gary Dumm et al., Paul Buhle ed. - SDS, a graphic history,
Hill and Wang, New York, 2008


...une histoire graphique du SDS, c'est-à-dire, en gros, du gauchisme étudiant américain des années 60 dans sa phase unitaire, depuis le Port Huron Statement et Sproul Hall, en passant par les actions de soutien aux Civil Rights  et la résistance à la guerre, jusqu'à l'émergence du Women's Lib.


 Penelope Rosemont - My life in SDS
Dessin : Gary Dumm
SDS, a graphic history


Les témoignages d'une petite vingtaine d'acteurs de base ou de cadres locaux du mouvement. On y trouve des noms connus comme Alan Wald ou Paul Le Blanc, mais aussi d'autres, plus obscurs et pas moins intéressants. Et, pour une fois, les Weathermen ne sont qu'un chapitre parmi d'autres.

Si je jette un oeil sur le monceau de littérature que le quarantième anniversaire a laissé  derrière lui, j'en retiens essentiellement deux bandes dessinées : celle-là précitée, de Pekar, et celle-ci par Giancarlo Ascari, dit Elfo :


Elfo - Tutta colpa del 68, Garzanti, 2008
éd. fr. La faute à 68, Les enfants rouges, 2008

Ascari est né en 51 - ce qui lui fait pour le coup douze ans de moins qu'Harvey Pekar. Son protagoniste Rinaldo  participe  au Movimento Studentesco (le "MS")  de l'Università Statale de Milan. Le MS et son principal leader, Mario Capanna, ont leur histoire à eux (2) mais, comme pour le livre de Pekar, ces références ne sont pas nécessaires pour revivre l'époque à travers les planches d'Ascari.

1968, Le quartier de Porta Ticinese, avec sa librairie La Calusca...

Elfo - Tutta colpa del 68
Primo Moroni et sa librairie

 ...et ce qu'il est devenu par la suite...

 Elfo - Corso di Porta Ticinese, années 70 et 80


...et l'enterrement de Primo Moroni...


Elfo - Corso di Porta Ticinese, années 90 et 00

...qui était, avec Nanni Balestrini, l'auteur de ce classique sur l'histoire du long mai italien...


Nanni Balestrini, Primo Moroni - L'orda d'oro, 1988


...livre qui n'a pas d'équivalent en ce qui concerne la France et qu'une petite équipe s'efforce toujours joyeusement de traduire (3).


Monceaux de tracts éparpillés ou moisissant, livres écrits à la hâte, affiches déchirées, bobines super 8 entassées dans les caves, thèses en attente de publication depuis vingt ans, poèmes oubliés, dossiers de police consultables sans notes après de longues démarches, romans traficotés, souvenirs embellis, remords et repentirs à grande diffusion, mémoires désaffectées, neurones affaiblis, historiographie à blanc, et le business régulier des anniversaires. Commencez par ces deux BD, et ce livre italien.



(1) Auteur entre autres d'une biographie de C.L.R. James qui n'est pas la meilleure, mais pas la pire non plus - et éditeur d'une somme en 992 pages et trois volumes dans laquelle il fallait oser se lancer, Jews and american popular culture. Outre les Beats et le SDS, feu Harvey Pekar et Paul Buhle ont visité en images le New Deal, Studs Terkel, et Buhle sans Pekar : les IWW.

(2) Le MS fonctionnait comme une grosse organisation  politique, avec son groupe dirigeant et son service d'ordre expéditif, les Katanga. Les cognes entre les Katanga et les idraulici (les "plombiers" à cause de leur préférence pour les clefs anglaises) du groupe milanais concurrent, Avanguardia Operaia, étaient une figure obligée du western politico-militaire local. Pour les lecteurs de la BD curieux du contexte, la scission de 71 qui semble avoir marqué Ascari est probablement celle qui donna naissance à un groupe dissident du MS, plus ouvert, le Gruppo Gramsci.

 (3) L'orda d'oro a connu à ce jour trois éditions successives, la dernière chez Feltrinelli.

20/07/2010

L'art de la fenêtre : Ray Harryhausen

Ray Harryhausen (associate producer, visual effects), Nathan Juran (dir.) - First men in the moon, 1964
Via Greenbriar picture show

19/07/2010

Mot d'ordre/Disparition




Tuli Kupferberg (28 Septembre 1923 – 12 Juillet 2010)
Mis en ligne par tulifuli






Et, pendant ce temps-là...
Le tunnel de Gass chez Norwich
Un des nôtres, mâchant le désespoir subtil,
Est tombé, mutilé, sur la sanglante couche,
Aux barricades de l’exil !
: Déjacques chez raumgegenzement
Les hommes du jour : libertaires et socialistes sur livrenblog

18/07/2010

Une semaine de whisky (7) : Slightly greenish, with love

Carel Weight - The Friends, 1968



Le thème de l'alcool occupe une place régulière dans le corpus barthelmien. Si je choisis Rebecca pour clore cette petite série, c'est parce que cette nouvelle fait partie des rares qui abordent le sujet pour conclure, de biais, sur un mode presque optimiste. Je le fais parce que je sens que vous avez besoin d'optimisme. Et aussi parce que cette nouvelle est une de mes préférées.

Elle fait partie du recueil Amateurs (1) publié en 1976, après The dead father. C'est du Barthelme deuxième manière, les personnages sont encore plus ou moins campés, l'humour est toujours présent. Le style changera profondément l'année suivante - et surtout la mode littéraire tournera. Dès la fin des années 70 Barthelme et les autres auteurs de la vague dite postmoderne vont affronter  les vents contraires du backlash.

Rebecca Lizard accumule les handicaps. D'abord c'est une maîtresse d'école

"Shaky lady," said a man "are you a schoolteacher?"

et puis elle est lesbienne

"Are you a homosexual lesbian ? Is that why you never married?"

et elle a un nom idiot : Lézard. Elle veut le changer. Le juge refuse parce que cela créerait trop d'ennuis aux compagnies de téléphone et d'électricité - sans compter le gouvernement, bien sûr. 

Mais le pire, c'est qu'elle a la peau verte (vous vous souvenez - green is a beautiful color, too). Elle va chez le damned dermatologist (a new damned dermatologist) :

"Greenish, he said," "Slight greenishness, genetic anomaly, nothing to be done, I'm afraid, Mrs Lizard."
"Miss Lizard."
"Nothing to be done, Miss Lizard."
"Thank you, Doctor. Can I give you a little something for your trouble?"
"Fifty dollars."

Elle rentre chez elle - "l'augmentation de loyer rétroactive l'attendait tapie dans sa boîte aux lettres comme un élève prêt à attaquer" (2). Sa copine est en retard. Sa copine, Hilda, est un peu plus belle que Rebecca. Hilda traînait, elle prenait un verre avec Stéphanie.

"- Stéphanie n'est pas légèrement verdâtre, c'est ça  ? Charmante et rose Stéphanie."

A ce moment, Hilda se lève et met "un très bon disque de Country and Western..." Un disque de David Rogers, un peu comme celui-ci :




Et "être rose, ce n'est pas tout dans la vie, dit Hilda."

S'ensuit une scène , malgré tout.


"Va te faire foutre, dit Rebecca... Va retrouver Stéphanie Sasser". A un moment, Hilda lâche le morceau.

"Rebecca, dit Hilda, c'est vrai que je n'aime pas ton teint verdâtre." 

Rebecca va pleurer dans la chambre. La télévision fonctionne dans la chambre, elle passe un film, L'enfer vert...


James Whale - The green hell, 1940
Mis en ligne par drgangrene 


...avec Joan Howard, Douglas Fairbanks Jr et Vincent Price (qui disait que c'était le pire film qu'il eût jamais fait).



Hilda entra dans la chambre et dit: "le dîner est prêt.
- Qu'est-ce qu'il y a à manger ?
- Du porc au choux rouges.
- Je suis saoule", dit Rebecca.
Trop de nos citoyens sont ivres au moment même où ils devraient être sobres - à l'heure du dîner, par exemple. L'ivresse vous fait oublier où vous avez mis votre montre, vos clefs, votre portefeuille et vous rend moins attentif aux besoins, aux désirs et à la tranquillité des autres. Les causes d'abus d'alcool ne sont pas aussi claires que les résultats. les psychiatres considèrent généralement que l'alcoolisme  est un problème sérieux mais que l'on peut guérir dans un certain nombre de cas. On dit que les Alcooliques anonymes ont du succès et sont efficaces. A la base, c'est une question de volonté.
"Lève-toi, dit Hilda, je suis désolée de t'avoir dit ça".
- Tu n'as dit que la vérité dit Rebecca.
- Oui, c'était vrai, admit Hilda.
- Tu ne m'as pas dit la vérité au début. A ce moment-là tu disais que c'était beau.
- Si, je te disais la vérité, au début. Je pensais vraiment que c'était beau. A ce moment-là."


...


"Qu'est-ce qui nous reste, dit Rebecca froidement
- Je peux t'aimer en dépit de..." (2)
 Suivent des considération très belles sur le fait - important - de savoir si on peut aimer en dépit de, la barque de l'amour et la vie quotidienne, toutes ces choses - mais je ne vais pas vous copier toute la nouvelle, achetez-vous la. A l'instant il en reste encore un exemplaire d'occase




(ou sinon, en anglais). Je vais quand même vous dire la fin.


Hilda posa sa main sur la tête de Rebecca.
"La neige va tomber, dit-elle. Ce sera bientôt l'hiver. Ensemble alors, comme d'autres hivers, au coin du feu. la vérité est une chambre fermée. Nous faisons sauter le verrou de temps en temps, et puis nous la refermons. Demain tu me blesseras, je te le ferai savoir, et ainsi de suite. Au diable tout ça. Viens ma toute verte, viens dîner avec moi."
Elles s'assoient. Le porc aux choux rouges fume devant elles. Elles parlent tranquillement du gouvernement de McKinley qui est actuellement reconsidéré par des historiens révisionnistes. Le récit arrive à sa fin. Il a été écrit pour plusieurs raisons. Neuf d'entre elles sont secrètes. la dixième est qu'on ne doit jamais cesser de contempler le mystère de l'amour humain, toujours aussi sinistre et précieux. Qu'importe ce qui est imprimé sur la page chaude et résonnante (2).




(1) La nouvelle est reprise dans les Sixty stories en 1981. 

(2) Tous les passages en français viennent de la belle traduction d'Isabelle Chedal et Maryelle Desvignes. Edition française de la nouvelle dans Voltiges, Denoël 1990.





Quelques ressources barthelmiennes



Pour lire les nouvelles de Barthelme, il existe trois solutions :

La plus chère, celle des vrai fans, c'est de se procurer les éditions originales américaines hard-cover. A cause des illustrations et de la typo, concoctées par le Maître soi-même et qu'on n'est pas sûr de retrouver ailleurs.


La solution intermédiaire : les quatre recueils Sixty stories, Forty stories, The teachings of Don B. (pour les jolies images) et, tout récent, Flying to America, 45 more stories (2008).


La solution francophone : les recueils  Pratiques innommables Gallimard 1972, épuisé; La ville est triste, Gallimard 1978 rééd. 2009; Voltiges, Denoël 1990, épuisé; Emeraude, Denoël 1992, épuisé. A noter que les illustrations des deux nouvelles Au musée Tolstoï et Dégât cérébral étaient absentes de la première édition de La ville est triste. Je n'ai pas vérifié la réédition, mais je ne me fais pas trop d'illusions.


Des bibliographies plus complètes dans les liens barthelmiens qui figurent déjà sur votre droite, rubrique Jeux et lettres, via Poisonpie ou Jessamyn. Il y a aussi quelques récitations vidéos sur le Youtube de Jessamyn - et à ce propos, j'adore ça : le blues de la modératrice sur MetaFilter.






Et pendant ce temps-là... 
"...vous qui croyez à l'affection qui vit d'espoir... écoutez la touchante histoire d'Evangéline, cette généreuse enfant de l'Acadie, le pays des hommes heureux..."    (sur le fil des lectures)

17/07/2010

Une semaine de whisky (6) : Slightly irregular



Quand paraît City Life, donc, Donald Barthelme a trente-neuf ans, son troisième mariage (avec Birgit Egelund-Peterson) ne va pas bien et pour sa part il réagit à sa façon - en buvant un peu plus.

Leur fille, Anne, a quatre ans et demi - née juste avant le black-out de décembre 1965. Elle fait des allers-retours entre père et mère, de la 11ème rue ouest jusqu'au Danemark, patrie des beaux-parents. C'est peut-être à titre de compensation que Barthelme compose alors pour sa fille un conte illustré, La voiture de pompiers légèrement atypique, ou le génie de-ci de-là (1).

La jeune Mathilda se réveille, par un beau jour de 1887...



The slightly irregular fire engine : Mathilda


...pour s'apercevoir qu'un pagode chinoise a poussé dans la cour de sa maison. Elle y rencontre les étranges personnages habituels - un faiseur de pluie, un pirate qui tricote, un génie ou un vendeur de chats, elle est toute à la poursuite de son rêve - un beau camion de pompiers, rutilant.



The slightly irregular fire engine : le vendeur de chats
Via collectingchildrensbooks


Le lendemain, elle se réveille et la pagode n'est plus là. A sa place un camion de pompiers, vert.

The slightly irregular... est publié en 1971, et reçoit cette année-là le National Book Award des livres pour enfants (deux auteurs du New-Yorker sur les trois juges). D'après son biographe (2), Barthelme affirmait avoir testé ses idées de son livre sur sa fille, qui de son côté déclare n'avoir jamais vu le livre en préparation. On peut penser que toute petite fille dans sa situation est suffisamment fine pour applaudir à l'invention de son père - de même que les enfants des lecteurs du New-Yorker, selon toute probabilité, remercièrent sagement du cadeau - avant de le ranger quelque part. Sur ce point on peut être d'accord avec Peter Sieruta à qui j'emprunte ces illustrations : le surréalisme pour enfants intéresse surtout les surréalistes, et assez peu les enfants. Mais la vraie question n'est pas là - l'important est parfois dans l'existence du message plutôt que dans sa réception.



The slightly irregular fire engine : le pirate qui tricote



Barthelme a toujours aimé jouer avec la maquette, la composition et les typographies. En revanche, il n'utilise pas l'illustration avant l'année 1970 (3) soit précisément la période où il travaille sur The slightly irregular fire engine. Et la similitude avec la couverture de l'édition originale de City life est frappante - à commencer par le fond orange, couleur d'époque il est vrai.

A la différence de Max Ernst ou du cut-up burroughsien, le collage chez Barthelme n'est pas explosif mais entropique, déceptif. Et il en est de même des illustrations : elles assourdissent le texte qui les accompagne, plutôt qu'elles ne  l'amplifient. En même temps, elles génèrent une anxiété diffuse, accompagnant les glissements légèrement schizoïdes du texte.


Illustration et légende, Adventure, Harper's Bazaar, Décembre 1970


Déception/anxiété. C'est comme ça que ça marche, comme dans la nouvelle éponyme de City life :

"- Je connais un peintre... Tous les matins il se lève, se brosse les dents et s'installe devant la toile vierge. Il est alors envahi par l'épouvantable impression d'être "de trop". Il va au coin de la rue et achète le Times au kiosque. Il rentre chez lui et lit le Times. Tant qu'il est accouplé au Times tout va bien. Mais bientôt le Times s'épuise. Et la toile vierge est toujours là. Aussi fait-il un signe dessus, le genre de signe qui ne traduit pas ce qu'il ressent. Comme un simple paraphe jeté sur la toile. Puis il est profondément déprimé, parce que, ce qui est là, sur la toile, ne traduit pas ce qu'il voulait dire. Et c'est l'heure du déjeuner. Il sort, achète un sandwich au pastrami dans un delikatessen. Il revient et mange le sandwich tout en regardant du coin de l'oeil la toile et le signe insatisfaisant. L'après-midi, il peint par-dessus le signe qu'il a tracé le matin. Cela lui procure une certaine satisfaction. Il passe l'après-midi à décider si oui ou non il va se hasarder à faire un autre signe. Le nouveau signe, si signe il y a, sera inévitablement tout aussi mal conçu. Il se lance. Le signe est mal conçu. C'est en réalité la pire expression de la vulgarité. Il repeint sur le second signe pour l'effacer. L'anxiété s'accroît. Cependant, la toile devient plutôt intéressante, en elle-même et aussi de par le regard qu'on lui porte en raison des erreurs et des retouches. Il va au supermarché et achète un plateau-repas mexicain et plusieurs bouteilles de Carta Blanca. Il revient dans son atelier et, assis devant sa toile, mange le repas  mexicain et boit une ou deux bouteilles de Carta Blanca. Avant tout, la toile n'est plus vierge. Des amis arrivent à l'improviste et le félicitent d'avoir une toile qui n'est plus vierge. Il commence à se sentir mieux. Quelque chose  a été extrait du néant. La qualité de ce quelque chose reste encore à prouver - le peintre n'est, en aucun cas, tiré d'affaire. Et naturellement, tout ce qui concerne la peinture - l'art dans sa totalité - s'est déplacé ailleurs, non pas là où il se trouve, et il le sait, mais néanmoins..." (4)


Elargissez le processus, et vous avez une description autrement saisissante du moteur à glissade barthelmien. C'est dans Brain damage, une autre histoire illustrée publiée dans City life :


"Et vous aurez beau vous coucher sous le lit le dégât cérébral rampe sous le lit et vous aurez beau vous cacher dans les Universités, elles sont le siège et l'âme même du dégât cérébral... Dégât cérébral provoqué par la Révolution en sommeil que personne n'arrive à réveiller... Dégât cérébral provoqué par l'Art. Je pourrais mieux le décrire si je n'en étais pas atteint...

Ceci est le pays du dégât cérébral, ceci est la carte du dégât cérébral, voici les fleuves du dégât cérébral et voyez-vous ces endroits illuminés sont les aéroports du dégât cérébral où les pilotes malades viennent faire atterrir leurs grands navires endommagés.

Et il y a dégât cérébral en Arizona, et dégât cérébral dans le Maine et des petites villes de l'Idaho y sont en proie et mon ciel bleu en est noir, le dégât cérébral recouvre tout comme un bail impossible à rompre...
Glissant sur la surface tendre du dégât cérébral, ne sombrant jamais parce que nous ne comprenons pas le danger..." (5)


C'est l'histoire d'une petite fille qui, comme toutes les petites filles dans sa situation, voulait par-dessus tout que papa et maman se retrouvent, pour elle ce serait comme un beau camion de pompiers d'un rouge vif. Son père lui fit un  cadeau, un cadeau déceptif, un camion de pompiers, vert. Papa et maman ne se retrouveraient pas et c'est tout ce qu'elle aurait : un père écrivain, légèrement atypique. On ne sait pas ce que pensa la petite fille dans la vraie vie. Dans l'histoire écrite par le père, Mathilda finit par dire : green is a beautiful color, too.


(à suivre)


(1) The slightly irregular fire engine, or the hithering-thithering djinn, Farrar, Straus and Giroux 1971. En ce qui concerne l'histoire du couple Barthelme dans ces années-là, cf. Tracy Daugherty, Hiding man, a biography of Donald Barthelme, St Martin's Press 2009, spécialement pp. 341 à 361.
  
(2) Tracy Daugherty, Hiding man, a biography of Donald Barthelme, p. 350.

(3) Sauf pour la première, At the Tolstoï museum, publiée en 1969 dans le New-Yorker et reprise dans City life. La plupart des histoires illustrées ont été republiées dans The teachings of Don B., 1992

(4) City life, in Voltiges, éd. Denoël, 1990, trad. Isabelle Chedal et Maryelle Desvignes.

(5) Dégât cérébral, in La ville est triste, éd. Gallimard, 1978, trad. Christiane Verzy. 



Et pendant ce temps-là...
Le retour des enveloppes (via bibigreycat)
La citation du jour : "Les gérants de fonds n'ont rien à voir avec ce dont je m'occupe dans mon ministère."
Tracts and pamplets, Round my skull

16/07/2010

Une semaine de whisky (5) : West eleventh


 Public School 41, Greenwich Village
Mis en ligne sur Flicker par limonada, lcc


Son premier texte accepté, suivront quinze années où Barthelme vit, plutôt mal  que bien, des avances du New-Yorker - il divorce d'avec Helen Moore, rencontre Birgit, s'installe dans un appartement à loyer réglementé au 113 West 11th street en face de chez Grace Paley qui deviendra sa grande amie, et de l'école de Greenwich Village. 


A l'époque Paley élève ses deux enfants; elle participe à un groupe de mères d'élèves de la Public School 41 qui se rencontrent dans le parc (1) et qui militent en même temps contre la guerre du Viet-Nam.



Grace Paley (au centre)



L'année de City Life, Barthelme était-il chez lui le 6 mars 70 vers midi quand on entendit l'explosion ? Un bloc plus loin au 18, de l'autre côté de la 6ème avenue, un groupe de weathermen faisaient sauter  la maison avec la bombe qu'ils fabriquaient - trois d'entre eux, Theodore Gold, Diana Oughton et Terry Robbins y laissaient la vie, Kathy Boudin et Cathlyn Wilkerson arrivaient à s'échapper.


Q: Do you see what she’s doing?
A: Removing her blouse.
Q: How does she look?
A: …Self-absorbed.
Q: Are you bored with the question-and-answer form?
A: I am bored with it but I realize that it permits many valuable omissions: what kind of day it is, what I’m wearing, what I’m thinking. That’s a very considerable advantage, I would say.
Q: I believe in it.
(2)


Quand Barthelme publie City life, Rothko a disparu, une partie de l'expressionnisme abstrait (Rauschenberg, Jasper Johns) a basculé du côté du Pop art et/ou de l'ingénierie. Barthelme n'a pas non plus beaucoup d'atomes crochus avec les nouveaux chouchous de Clement Greenberg, les adeptes du color field. En fait, il restera toujours proche des De Kooning - Willem lui survivra, continuant à produire par-delà Alzheimer, le dernier peut-être des grands peintres modern(ist)es (3).


Willem De Kooning - And the cat, 1986 (Source)



Elaine et Willem De Kooning ne sortiront de l'alcool qu'à la fin des années 70. Barthelme, lui, ne cessera jamais vraiment. On a l'impression que l'alcool, avec les femmes, l'errance urbaine et la peinture - surtout celle de ses amis - c'est ce qui le fait tenir ensemble, le fond indispensable mais masqué sur lequel se détachent l'une après l'autre ses diableries littéraires. Une lanterne magique.


Q: What is she doing now?
A: Taking off her jeans.
Q: Has she removed her blouse?
A: No, she’s still wearing her blouse.
Q: A yellow blouse?
A: Blue.
(2)


En 1984, il publie (4) The art of base-ball où il enrôle dans diverses équipes d'hypothétiques joueurs : T.S. Eliot chez les St Louis Browns de 1922 (ce serait évidemment  la clef pour interpréter The waste land), Django Reinhardt comme pitcher  chez les Cardinals dans les World series de 1931 (ses trois doigts lui auraient permis de donner à la balle des effets redoutables...) Susan Sontag dans les White Sox de Chicago - mais hélas en cachant ses cheveux et pas sous vrai nom, explique Barthelme, "du fait du honteux et persistant préjugé contre la présence des femmes sur le terrain". Et enfin deux hollandais rivaux, Piet Mondrian jouant pour Cincinnati et Willem "Big Bill" De Kooning...jusqu'où sa saison avec les Dodgers influença le maître hollandais est un question souvent débattue, dans les brasseries de Manhattan comme dans les bars de East Hampton... Mondrian avait insisté pour dessiner sa propre tenue, une splendeur : de grands rectangles rouges, bleus et jaunes vigoureusement plaqués sur un blanc immaculé..." 
 Les deux artistes se font face 
...à une distance de 18,4 mètres..."Piet", hurla De Kooning, faisant allusion à sa tenue "le rouge, il est trop près du jaune.
- Bill", lui cria Mondrian, "qu'est-ce-que tu y connais ?
- Un enfant pourrait voir ça" répondit De Kooning en se crispant sur sa batte... A la fin De Kooning gagne, Barthelme était fidèle en amitié.


Q: Well, what is she doing now?
A: Removing her jeans.
Q: What is she wearing underneath?
A: Pants. Panties.
Q: But she’s still wearing her blouse?
A: Yes.
Q: Has she removed her panties?
A: Yes.
(2)



Gilbert Stuart - George Washington
Andy Warhol - Chairman Mao
Mis en ligne sur Flickr par jing-a-ling - lcc

 

Q: Still wearing the blouse?
A: Yes. She’s walking along a log.
Q: In her blouse. Is she reading a book?
A: No. She has sunglasses.
Q: She’s wearing sunglasses?
A: Holding them in he hand.
Q: How does she look?
A: Quite beautiful.

Q: What is the content of Maoism?
A: The content of Maoism id purity.
Q: Is purity quantifiable? (2)


Après City life, le style de ses nouvelles évolue - moins de théorisations, plus de monologues asthéniques, c'est le second Barthelme en attendant le troisième, celui des dialogues flottants. Et le New-Yorker lui renvoie quelques textes, rien de grave, cela n'empirera vraiment qu'à partir de 1977.


"The war is temporary. But drawings and chocolate go on forever."

Donald Barthelme - Engineer-private Paul Klee 
misplaces an aircraft between Milbertshofen
and Cambrai, March 1916
 



(à suivre)



(1) cf. Tracy Daugherty, Hiding man, a biography of Donald Barthelme, pp. 287-288. Ces années se retrouvent dans les nouvelles de Grace Paley, Enormous changes at the last minute, Virago Press, 1979.

(2) Donald Barthelme, The explanation, City Life, 1970.

(3) Sur le partage haut-moderniste/postmoderne dans l'art des années soixante, voir p. ex. Perry Anderson, Les origines de la postmodernité, éd. fr. Les prairies ordinaires, 2010, pp. 133-134, qui cite précisément Clement Greenberg en discutant le schéma avancé  par Fredric Jameson dans Periodizing the sixties.

(4) The spirit of sport, Constance Sullivan ed. New-York graphic Society, Little, Brown.  Repris dans The teachings of Don B., 1992.