10/03/2009

La ville qui n'était pas New-York, mais...



cliquer pour agrandir (je ne le répèterai pas)

Sur Piazza San Carlo, le duc Emmanuel Philibert, dit Tête-de-fer...



...rengaine interminablement son épée. Comme il fait face à la Via Roma, vers Piazza Castello, on peut présumer qu'après avoir une nouvelle fois pourfendu les Français, récupéré son duché et transféré sa capitale de Chambéry à Turin, il rentre à la maison...




...et chacun des mascarons de la place semble lui hurler sa malédiction personnelle.


Turin est une des capitales du mystère, qu'on dit placée à l'intersection...




...des deux triangles que forment les villes de magie blanche (Lyon et Prague, avec Turin) et les villes de magie noire (Turin, avec Londres et San Francisco). La magie blanche aurait son centre Piazza Castello, précisément là ou Tête-de-fer avait élu domicile après en avoir chassé l'évêque, au Palazzo Reale dont les grilles, dans la géomancie turinoise...






...sont censées séparer le Bien et le Mal...




...sous l'oeil des cavaliers dioscures.
On raconte que sous le Palazzo Reale courent des souterrains qui communiqueraient avec le Palazzo Madama tout proche et avec les grotte alchemiche, les cavernes alchimiques où selon la même légende Emmanuel Philibert aurait eu son propre laboratoire, installé bien sûr par Nostradamus qu'il aurait mandé à Turin pour soigner la stérilité de la duchesse, Marguerite de France. Les mêmes souterrains dans lesquels, dit-on encore, la régente Marie-Christine, la première Madama, faisait perdre les amants dont elle se lassait, quand elle ne les faisait pas jeter dans le Pô. Certaines nuits son fantôme nostalgique revient visiter le palais, et peut-être qu'alors...




...s'animent les demi-déesses rococo de la salle d'apparat...





...et les chiens de porcelaine du dernier étage.
Quant aux fantômes qui parcourent la nuit les arcades de Turin, ce seraient les amants perdus ou noyés de la Régente.
Tout à côté, les mêmes nuits peut-être, la déesse Sekhmet se réveille et se promène dans les salles du musée égyptien...



Il vaut mieux ne pas la rencontrer, Sekhmet est un caractère.
Entre autres choses c'est la déesse de la guerre, du vent brûlant qui souffle du désert, du feu destructeur et des maladies épidémiques.



C'est elle que le dieu Râ, quand il n'est pas content, envoie décimer le genre humain.



Le problème avec Sekhmet, c'est qu'elle ne sait pas s'arrêter de tuer, aussi le seul moyen de sauver les derniers hommes c'est de lui faire boire la bière rouge comme le sang qui l'enivre et l'endort. Alors, on peut enfin danser.


Mais le musée égyptien, vous l'aurez compris, est situé du côté obscur de la force. Symétrique de celui de Piazza Castello, le sommet de la magie noire à Turin se situe, selon la tradition populaire, sur Piazza Statuto (1), ancienne nécropole romaine, ancien gibet de la ville, à l'emplacement du monument du tunnel ferroviaire du Fréjus...



...qui représente, pour les guides officiels,
le génie de la raison triomphant des titans de la montagne, pour les gens de Turin, les quarante-huit mineurs disparus dans les travaux, et pour les férus d'ésotérisme l'ange de la connaissance cachée symbolisée par la plume qu'il tient de la main droite tandis que de la gauche il repousse le commun des mortels. Tout près de la statue, un petit obélisque marque l'emplacement du 45ème parallèle, point précis où culminent les forces maléfiques. Sur la place s'ouvre l'accès principal aux égouts de la ville - on s'accorde généralement à Turin pour y situer la Porte de l'enfer.


Piazza Statuto en 1962
Dario Lanzardo - La rivolta di Piazza Statuto, Feltrinelli 1979, p. 16

C'est sur cette place que l'on retrouve l'histoire contemporaine de Turin, c'est-à-dire celle des usines Fiat. En Italie, comme aux Etats-Unis, c'étaient les échéances des grands contrats collectifs de travail du secteur automobile qui rythmaient la vie syndicale. A la fin juin - début juillet 1962, à Turin, entre Lancia, Michelin et Fiat il y a quelque 250.000 ouvriers de l'automobile en grève. Le syndicat UIL (un peu l'équivalent du FO de l'époque en France) signe avec le syndicat patronal SIDA un accord que des milliers de jeunes ouvriers méridionaux en grève considèrent comme une trahison.


Le trajet de la première manifestation
Dario Lanzardo - La rivolta di Piazza Statuto, Feltrinelli 1979, pp. 82-83


Les 7, 8 et 9 Juillet les ouvriers déclenchent une véritable révolte urbaine qui débouche sur l'attaque en masse des locaux de l'UIL, Piazza Statuto. La police ne peut reprendre la Piazza qu’après trois jours d’affrontements (douze heures de combats le 7, 14 heures le 9) et après avoir reçu des renforts en provenance d’autres villes - il y a 1000 arrestations, et des procès suivront. Les syndicats, y compris la CGIL, et le PC italien traitent les insurgés de «voyous» et de « provocateurs fascistes ». Piazza Statuto est un point de départ historique : celui du long Mai, plus précisément du mouvement des années 60-70, à la fois ouvrier et étudiant (2).

Bien sûr, comme toute période celle-ci a une fin, qui se joue précisément aussi à Turin, en 1980 lors de la longue grève - et grande défaite - de la Fiat Mirafiori. Entre-temps et surtout à partir de 1978, la ville avait été aussi celle des tirs à balle et des règlements de compte aveugles, la Torino violenta de cette vidéo qui détourne (ou contourne ?) une vieille chanson d'Enzo Maolucci, Torino che non è New-York...



Enzo Maolucci - Torino che non è New-York - Mis en ligne par taumi977



Turin qui n'est pas New-York, mais pourtant... On peut trouver ici les paroles et la valise de références (en italien). Bien sûr pour Maolucci en 1978 New-York est une città violenta, la ville de Taxi Driver, pas la cité sécurisée et gentrifiée des années post-Rudy Giuliani. Maolucci a fait au moins un vraiment bon disque, Barbari e bar, où on trouve cette autre chanson, Al bar Elena.

Il faut aller de l'autre côté de la ville, par la via Pô vers le fleuve, et à travers le fleuve vers la Gran Madre di Dio, cette église au nom bizarre qui rappelle que la Madonna c'est aussi la copie conforme de la grande mère, Isis-Artémis, la déesse majeure de l'antiquité, et c'est ici que se trouve, promis juré, caché et bien caché, le Saint-Graal, complément indispensable de la Sindone, le Saint-Suaire de Turin conservé sur l'autre rive.

La statue allégorique de la foi devant la Gran Madre, qui est censée indiquer du regard l'emplacement où se trouve le Graal.
Le fait que faute de pupilles ce regard soit aveugle ne fait évidemment qu'ajouter au mystère
.Mis en ligne par AngeloBellotti sous CreativeCommons

Après une pensée pour Joseph d'Arimathie et le roi pêcheur on grimpe au Monte dei Cappuccini, d'où on peut jeter un nouveau coup d'oeil sur la Gran Madre...





...admirer le panorama des Alpes...






...et au passage...





...la Casa Scott, chef d'oeuvre du stile floreale...





...avec dans sa cour ce pélican pensif qui a sûrement un sens ésotérique. Et puis il faut retraverser le fleuve pour s'arrêter Piazza Vittorio dans ce bar où vous attendrez longtemps vos tramezzini, mais le temps ne compte pas...



Enzo Maolucci - Al bar elena - Mis en ligne par john58paul


...vous penserez à Nietzsche qui prenait son café ici avant de devenir fou, à Turin, fou de pitié en voyant un homme battre un cheval à bout de forces...



et à Cesare Pavese qui aimait venir ici, au
Caffè Elena...



avant de se tuer, à Turin, en laissant sur sa table de nuit, magie noire et magie blanche, son dernier poème :
la mort viendra et elle aura tes yeux - ce poème qui depuis rend jaloux tous les jeunes italiens parce qu' "il fait pleurer toutes les filles de l'école" comme le dit Maolucci dans la première chanson...



Cesare Pavese - Verrà la morte e avrà i tuoi occhi - Lu par Vittorio Gassman - Mis en ligne par dagherottipo


Verrà la morte e avrà i tuoi occhi
questa morte che ci accompagna
dal mattino alla sera, insonne,
sorda, come un vecchio rimorso
o un vizio assurdo. I tuoi occhi
saranno una vana parola,
un grido taciuto, un silenzio.
Cosi li vedi ogni mattina
quando su te sola ti pieghi
nello specchio. O cara speranza,
quel giorno sapremo anche noi
che sei la vita e sei il nulla.

Per tutti la morte ha uno sguardo
Verrà la morte e avrà i tuoi occhi.
Sarà come smettere un vizio,
come vedere nello specchio
riemergere un viso morto,
come ascoltare un labbro chiuso.
Scenderemo nel gorgo muti.

La mort viendra et elle aura tes yeux -
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu'au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.
Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.

La mort a pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre muets.



(1) Pour les romains de l'antiquité la porte occidentale d'une ville était un lieu plutôt néfaste, associé à la mort provisoire du soleil. La Piazza Statuto est située sur l'emplacement de la Porta Segusina, entrée ouest de l'enceinte romaine. La Piazza Castello est à l'endroit de la porte orientale.

(2) C'est à ce moment que le groupe des Quaderni Rossi se radicalise et donne naissance à Classe Operaia et Potere Operaio puis, par contagion ou scissiparité, à une grande partie du mouvement italien : "l'émeute de Piazza Statuto fut notre congrès fondateur" Potere Operaio, 1973. A la même époque aux Etats-unis seul le mouvement des droits civiques a émergé, le Free Speech Movement de Berkeley date de 1964. Le seul à précéder le mouvement italien est au Japon - autre laboratoire socio-politique du monde moderne avec l'Italie - celui du Zengakuren-Bund de 1960 contre le traité américano-japonais. Pour les cinéphiles, c'est ce mouvement qui est décrit dans le détail dans le film de Nagisa Oshima, Nuit et brouillard au Japon. Encore est-il très différent du mouvement japonais proprement "soixante-huitard", celui qui débute en 1965. Cette antériorité explique pourquoi, après Piazza Statuto, les membres de la fraction de gauche des Quaderni Rossi étaient surnommés les "Zengakuren".

2 commentaires:

Anonyme a dit…

une petite correction..
ce n'est pas "piazza San Marco", mais "piazza San Carlo"

loeildeschats a dit…

Merci, corrigé